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dormir dehors
L’habitude est prise d’enjamber des tas posés là, à même le sol. Enjamber sans voir ou se détourner. Dormir dehors à Paris est une réalité pour beaucoup. Ne plus voir ceux qui dorment dehors est devenu mon quotidien. Je me suis tragiquement habitué. “Ces gens là”, que je ne vois plus. Des gens…? A peine… Je ne les vois plus. Et je ne dois pas être seul. Nous sommes des milliers à ne plus voir. A ne plus même savoir que chaque hiver, il en meurt quelques uns, sur les trottoirs. Il arrive que les rêves deviennent réalité. Il arrive aussi que les pires craintes se concrétisent. J’ai toujours eu peur de ne plus pouvoir subvenir à mes besoins où à ceux des miens. Bien entendu, ma crainte est d’abord matérielle. Mais au plus profond de moi, je sais qu’elle se double d’une crainte de ne plus être. Et à présent, en ne regardant plus ceux qui dorment dehors, ceux là même dont le sort me fait peur, je leur impose de “ne plus être” en ne les regardant plus. Il y a un échec collectif dans le fait qu’à Paris, plus de 15000 personnes dorment, vivent et meurent dehors. Seul, je ne peux pas changer cela. Mais il y a aussi un échec individuel dont la responsabilité appartient à chacun, de ne plus voir. D’où la photographie. Regarder. Voir. Montrer. Et la nécessité de ne pas le faire seul. L’envie de le faire avec Carine, fermement attachée à un regard honnête. Avant de photographier, donc de regarder, il fallait décider ce que nous voulions montrer. Une réflexion sur “la ligne éditoriale” de nos photos. Montrer que des femmes et des hommes dorment dehors. Ne jamais dévoiler leur identité. Ne pas cacher la réalité et ne pas l’exagérer. Ne pas recadrer les photos au tirage. Chacun de nous exprime dans ses photos son regard, ses craintes, son propre point de vue. Au final, une exposition très visitée. Et une envie de livre. Pour ne pas rester un aveugle aux yeux ouverts.
Luciano Rispoli

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de l’indifférence du regard
nous avions cela au début, individuellement, pour nous mener vers ce projet, pour oser nous en parler. pour altérer la solitude, prolongement/séquelle de la conscience d’être devenu indifférent, ne serait-ce qu’une fois, face à ces êtres plus démunis et isolés que soi. à deux, parler de cette indifférence du regard paraît plus acceptable. nous avons cherché comment agir, avec nos moyens. ce n’est pas d'action sociale, ni de sociologie, dont il s’agit ici, mais de notre réponse au questionnement quant à la réappropriation de son propre corps, de son esprit, effleurant l’estime de soi. nous avons effectué ce travail photographique car la première étape de toute "réinsertion" nous est apparue être/passer par, le regard. le regard que nous portons sur l’autre, que nous donnons à l'autre, pour qu'il ne soit plus une masse difforme invisible, transparent par la multiplicité. qu'il ne soit plus là, mais rien.
ce travail n’a pas de but moralisateur, pas plus qu'il n’a le but de nous donner bonne conscience. c’est hors sujet, hors propos, hors de notre vie en tant qu'objectif. ce travail est juste un œil, le notre, sur une contemporanéité, une espèce de proposition sur l'échange possible entre deux êtres : un qui vit dehors quand l'autre non. remettre les choses peut-être un peu plus à leur place, subtilement, sans juger, sans accuser. chacun y verra ce que son regard y apportera : s’y nourrira ou le rejettera. toute réaction est acceptable sauf l’indifférence. une fois de plus.
carine damon